Face à l’instabilité croissante de son voisinage, la Türkiye recherche des solutions régionales et investit pour une défense résiliente

20 novembre 2023

La Türkiye se trouve dans une région instable au carrefour des continents et des civilisations. Depuis l’invasion brutale et illégale de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, l’environnement de sécurité stratégique de la Türkiye s’est considérablement dégradé. En outre, au cours des derniers mois, plusieurs évènements de taille se sont produits dans son voisinage, dont l’opération militaire menée en Azerbaïdjan, le regain de tension au Kosovo et, surtout, les abominables attaques terroristes perpétrées par le Hamas contre Israël du 7 octobre dernier qui font craindre un embrasement de la région.

À l’échelle de la Türkiye, le terrorisme reste une source de défis permanents et de grande ampleur. La Türkiye est le pays membre de l’OTAN le plus touché par le fléau du terrorisme, alors que pour l’Alliance, celui-ci constitue la menace asymétrique la plus directe et la plus persistante. Le dernier attentat en date contre le ministère turc de l’intérieur s’est produit quelques heures seulement avant l’ouverture de la nouvelle session parlementaire le 1er octobre dernier.

Pour mieux comprendre la politique étrangère et la politique de défense menées par la Türkiye face à de tels enjeux, une délégation conjointe de la commission de la défense et de la sécurité (DSC) et du Groupe spécial Méditerranée et Moyen-Orient (GSM) de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN (AP-OTAN) s’est rendue à Ankara et Istanbul du 30 octobre au 2 novembre 2023. La délégation était emmenée par Fernando Gutierrez (Espagne), vice président de la sous-commission sur la coopération transatlantique en matière de défense et de sécurité (DSCTC) – par ailleurs élu président du GSM pendant la visite -, et Jean Marie Fiévet (France), vice-président du Groupe. Elle était composée de 31 parlementaires issus de dix pays membres de l’OTAN ainsi que de la Suède, pays invité à rejoindre l’Alliance.

Un voisinage complexe : les priorités de la politique défense et de la politique étrangère

La Türkiye maintient une position militaire très forte au sein de l’Alliance. Cela fait déjà 70 ans que les forces turques jouent un rôle capital dans la posture de dissuasion et de défense de l’OTAN en servant de rempart sur les flancs Sud et Est de l’Alliance. La Türkiye possède la deuxième plus grande armée de l’Alliance ; elle est aussi l’un des quatre pays qui contribuent le plus aux missions, aux opérations et aux efforts de défense à l’avant et de renforcement de l’Alliance. La Türkiye dirige actuellement l’opération de soutien de la paix au Kosovo de l’OTAN (KFOR) ainsi que la composante maritime de la Force de réaction de l’OTAN. D’importantes infrastructures de l’OTAN, comme le Commandement terrestre allié, se trouvent par ailleurs sur son territoire.
 
Les représentants turcs ont expliqué que la posture militaire forte maintenue de façon systématique par le pays découlait de la complexité des différents enjeux de sécurité présents aux alentours du pays. Burak Akçapar, vice-ministre des affaires étrangères, a rappelé à la délégation que « la Türkiye est le seul Allié qui n’a pas bénéficié des “dividendes de la paix” de l’après-Guerre froide. Pendant la Guerre froide, la Türkiye maintenait 22 divisions à haut niveau de préparation. Or, juste après la fin de la Guerre froide, des conflits ont éclaté dans les Balkans, dans le Caucase et au Moyen-Orient. La Türkiye a donc été dans l’obligation de maintenir d’importantes capacités militaires prêtes à l’action ».

Pour les représentants turcs, la politique étrangère du pays doit impérativement se montrer proactive. Elle doit aussi être soutenue par d’importants investissements dans les capacités nécessaires pour réaliser l’approche à 360 degrés en matière de défense et de sécurité. D’ailleurs, au cours des 100 ans de son existence, la politique étrangère turque n’a pas dévié de son principe sous-jacent : entretenir des relations pacifiques et apaisées avec ses voisins est un complément nécessaire de la paix à l’intérieur du pays. 

La sécurité de la mer Noire et le principe de « neutralité active »

Depuis la nouvelle invasion de l’Ukraine par la Russie il y a 21 mois, la Türkiye s’emploie à utiliser sa position régionale singulière et ses longues relations avec la Russie et l’Ukraine pour trouver des moyens de limiter l’ampleur et les effets de la guerre. En invoquant les pouvoirs légaux qui lui sont conférés par la Convention de Montreux, Ankara entendait garder le rapport de force dans la mer Noire sous contrôle.

La principale réalisation de la Türkiye est la négociation de l’initiative céréalière de la mer Noire le 22 juillet 2022 pour atténuer la crise alimentaire mondiale causée par le blocus russe des ports ukrainiens sur la mer Noire. Jusqu’au retrait de la Russie en juillet 2023, l’Ukraine est parvenue à exporter 38,2 millions de tonnes de céréales, engrais et autres denrées alimentaires le long d’un couloir maritime sécurisé. Depuis le retrait de la Russie, la Türkiye recherche activement à raviver l’accord et à atténuer les répercussions de son effondrement.

Alors que la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine menace de plus en plus la sécurité des États riverains de la mer Noire et les lignes de communication maritimes stratégiques, les représentants turcs se sont réjouis que les enjeux liés à la mer Noire aient reçu de l’attention au sommet de l’OTAN à Vilnius, et en particulier que la recherche de solutions ait été confiée aux Alliés riverains de la mer Noire. À cet égard, les représentants turcs ont évoqué le lancement prochain du Groupe opérationnel de lutte contre les mines dans la mer Noire coordonné et affecté par la Türkiye, la Roumanie et la Bulgarie. Ce groupe aura pour mission de protéger les lignes de communication maritimes de la mer Noire contre les très nombreuses mines russes à la dérive.

En parallèle, les représentants turcs ont souligné que le pays soutenait fortement le combat pour la liberté mené par l’Ukraine depuis le début de la guerre. La Türkiye a demandé la restauration de tous les territoires occupés à l’Ukraine (Crimée comprise) et exprimé tout son soutien à l’adhésion future de l’Ukraine à l’OTAN. Au début de la guerre, la Türkiye avait fourni un soutien militaire qui s’est avéré essentiel sur le champ de bataille. Plus précisément, elle a fourni de nombreux véhicules aériens sans pilote Baykar Bayraktar TB2 qui ont largement contribué à renverser la tendance dans les premières semaines de la guerre. En octobre 2022, Haluk Bayraktar, PDG de l’entreprise, a annoncé son intention de développer une usine de construction en Ukraine sous deux ans.

Lutte anti-terroriste : en vigilance constante

Les représentants turcs ont présenté les défis de grande ampleur liés au terrorisme qui menacent la nation de longue date. À cet égard, Yaşar Güler, ministre de la défense nationale, a déclaré sans équivoque que « la lutte contre le terrorisme reste une préoccupation essentielle pour la Türkiye, de même qu’elle l’est pour les efforts de défense collective de l’OTAN ». En effet, les Alliés continuent à considérer le terrorisme comme la menace asymétrique la plus directe pour l’OTAN.

Le terrorisme est un fléau auquel la Türkiye est confrontée de très longue date ; la situation s’est toutefois aggravée avec le début de la guerre civile en Syrie en 2011 et, par la suite, la montée en puissance de Daech. Depuis, la Türkiye est devenue l’un des Alliés les plus impliqués dans la coalition visant à éradiquer le groupe et à l’empêcher de trouver des nouveaux sanctuaires au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Le ministre Güler a remarqué que les répercussions régionales de l’ascension puis de la chute de Daech demeuraient au cœur des efforts turcs en matière de lutte anti-terroriste, dans un contexte où les groupes armés profitent des vides de pouvoir laissés par des autorités affaiblies en Syrie et en Iraq. Le ministre a présenté à la délégation les quatre opérations militaires distinctes dans lesquelles sont impliquées les forces turques en Syrie afin d’empêcher les différents groupes armés d’établir ce qu’il a appelé un « couloir de la terreur ». M. Güler a ajouté qu’en parallèle, les forces turques sont fortement impliquées dans l’assistance humanitaire régionale visant à aider les Syriens à reconstruire leur pays.

Le ministre Güler et le vice-ministre Akçapar ont tous deux affirmé que le PKK (parti des travailleurs du Kurdistan) - groupe considéré comme terroriste par la Türkiye, l’UE, le Royaume-Uni, les États-Unis et le Canada -, tout comme ses nombreux affiliés, continuait lui aussi de profiter de la faiblesse des autorités dans le nord de la Syrie et de l’Iraq. Le groupe y a trouvé un espace organisationnel et y a établi sa base de lancement pour ses opérations terroristes sur le territoire turc.

Les deux hommes ont demandé aux Alliés de poursuivre la collaboration avec la Türkiye pour aider les États affaiblis dans le voisinage proche de l’OTAN et au-delà à développer des institutions solides et la résilience nécessaires pour éradiquer la menace terroriste qui se renforce sur le flanc Sud de l’OTAN.

L’essor de l’industrie de la défense turque

Au cours des dernières décennies, d’importants investissements dans la base industrielle de défense du pays sont venus étayer la politique de défense de la Türkiye. D’un pays majoritairement importateur d’équipements de défense, en particulier de plateformes et de systèmes haut de gamme, la Türkiye est devenue capable de produire environ 80 % de ses besoins domestiques. À l’heure actuelle, elle compte 27 industriels de défense, quatre chantiers navals majeurs et un grand producteur de munitions, soutenus par un nombre croissant de petits et de moyens producteurs. 

Les investissements ciblés de la Türkiye dans la base industrielle de défense ont servi non seulement à l’approvisionnement domestique mais aussi à l’exportation vers un nombre croissant d’acheteurs étrangers situés principalement en Asie et en Afrique. La demande du marché pour les exportations de défense turques est montée en flèche au cours des dernières années. Portées par les systèmes terrestres et d’UAV en particulier, les exportations de défense ont augmenté de quelque 42 % entre 2020 et 2021.

La délégation a pu découvrir les différents systèmes avancés maritimes, terrestres, aériens et sans pilote développés par les industriels de défense turcs à l’occasion des visites de Baykar Defense, Turkish Aerospace Industries (TAI), HAVELSAN et du chantier naval d’Istanbul.

Les capacités de défense turques jouent un rôle important dans la sécurité internationale. Les drones Baykar, en particulier, sont utilisés dans des opérations de combat, de renseignement, de surveillance, d’acquisition d’objectif et de lutte anti-terroriste. Haluk Bayraktar, PDG de Baykar, a souligné la forte contribution de l’entreprise au combat pour la liberté mené par l’Ukraine. En effet, l’entreprise a donné un certain nombre d’UAV Bayraktar TB2 ainsi que des systèmes de surveillance radar.

En plus de l’Ukraine et des UAV, l’industrie de défense turque accroît son empreinte internationale dans plusieurs domaines, comme l’espace et le cyber. Au niveau de l’Alliance, les logiciels des systèmes C4ISR pour les forces terrestres, aériennes et navales de HAVELSAN ont récemment été utilisés dans le cadre de l’exercice d’interopérabilité Coalition Warrior de l’OTAN. De même, Temel Kotil, PDG de TAI, a informé la délégation que l’entreprise recherchait actuellement de nouvelles opportunités de collaboration avec les Alliés de façon bilatérale et avec l’OTAN dans son ensemble dans le cadre d’initiatives telles que l’Accélérateur d’innovation de défense pour l’Atlantique Nord.

La sécurité énergétique, un domaine en mutation

La sécurité énergétique et l’atténuation des effets du changement climatique figurent au premier plan de la perspective stratégique turque. Ahmet Berat Çonkar, vice-ministre de l’énergie et des ressources naturelles, a constaté que la Türkiye n’était pas épargnée par les effets d’évènements liés au changement climatique, comme les sécheresses et les pénuries d’eau, les phénomènes météorologiques violents et la hausse du niveau de la mer. Le ministre Çonkar a informé la délégation que la Türkiye continuait d’adhérer aux objectifs de l’accord de Paris de 2015 et qu’il avait conscience que le secteur de l’énergie doit endosser les plus importants changements.

M. Çonkar a ajouté que la décarbonation représentait le plus gros défi pour la Türkiye, laquelle maintient son ambition de réduction à zéro des émissions nettes d’ici 2053, avec un pic des émissions atteint d’ici 2038. Pour y parvenir, le pays misera largement sur l’expansion de la production d’énergie renouvelable et la diversification des sources d’approvisionnement avec le nucléaire et le gaz naturel.

Les préoccupations de la Türkiye dans ce domaine ne se limitent pas à l’échelle nationale. En effet, le pays est activement engagé dans la sécurité énergétique à l’échelle régionale et soutient la coordination par l’OTAN d’une approche unifiée entre Alliés. Quatrième plus grand producteur de gaz naturel en Europe, la Türkiye est située au carrefour entre l’Europe et les principaux fournisseurs énergétiques situés dans la mer Noire, le Caucase et au Moyen Orient. La Türkiye sécurise les routes d’approvisionnement énergétique. En parallèle, elle augmente sa propre production d’énergie, notamment au gisement de gaz de Sakarya sur la mer Noire, où des opérations ont commencé cette année.

Le professeur Oktay Tanrisever, spécialiste de l’énergie, a expliqué aux parlementaires que les Alliés devaient coopérer sur la question des énergies renouvelables et partager les technologies relatives pour rendre l’Alliance plus résiliente, en particulier au moment où la Russie entend se servir de l’énergie comme d’une arme contre l’Alliance. Il a ajouté que l’OTAN devait agir de façon proactive pour que les conflits en cours dans la région ne nuisent pas à la sécurité énergétique des Alliés. 

Perspectives sur le Moyen-Orient et adoption du rapport du GSM

Au ministère des affaires étrangères et au ministère de la défense nationale, les représentants turcs ont expliqué à la délégation que la Türkiye craignait que l’instabilité régionale augmente du fait de la guerre entre Israël et le Hamas. Le vice-ministre Akçapar a condamné les attaques du 7 octobre par le Hamas contre Israël, ainsi que l’escalade de la violence qui en a découlé. M. Akçapar a souligné que pour retrouver la paix dans la région, Israël devait se pencher sur les racines profondes du conflit. Il a ajouté que la communauté internationale devait appeler les deux parties à un cessez-le-feu pour permettre l’accès humanitaire à Gaza.

À la Grande Assemblée nationale de Türkiye, les membres du GSM ont débattu puis adopté le rapport Mutations géopolitiques en Iran et dans le Golfe présenté par le rapporteur du GSM et vice-président de l’AP-OTAN Theo Francken (Belgique). Alors qu’il défendait son projet de rapport, M. Francken a condamné l’attaque du Hamas contre Israël et insisté sur l’importance stratégique de la région du Golfe, alertant les parlementaires sur les dangers du caractère agressif en mutation de l’Iran et de la présence grandissante de la Chine dans la région.

Ministère de la défense nationale

  • Yaşar Güler, ministre de la défense nationale de la Türkiye

Ministère des affaires étrangères

  • Burak Akçapar, vice-ministre des affaires étrangères de la Türkiye

Ministère de l’énergie et des ressources naturelles

  • Ahmet Berat Çonkar, vice-ministre de l’énergie et des ressources naturelles de la Türkiye

HAVELSAN

  • Şevket Ünal, vice-président des affaires internationales

Turkish Aerospace Industries (TAI)

  • Temel Kotil, président et PDG

Baykar Defense

  • Selçuk Bayraktar, membre du conseil d’administration et directeur de la technologie
  • Haluk Bayraktar, président-directeur général

La délégation a également rencontré les universitaires suivants à l’Université d’Altınbaş :

  • Oktay Tanrisever, professeur, Université technique du Moyen-Orient
  • Çağrı Erhan, recteur, Université d’Altınbaş
  • Mitat Çelikpala, professeur en relations internationales et doyen de la faculté d’économie, d’administration et des sciences sociales, Université de Kadir Has
  • Aylin Ünver Noi, professeure agrégée, Université d’Haliç
  • Özden Zeynep Oktav, professeure en sciences politiques et relations internationales, Université d’Istanbul Medeniyet

Photos de la visite

© Grande Assemblée nationale de Türkiye
© Ministère de l’énergie de la Türkiye
© Turkish Aerospace Industries 
© Forces navales turques 
© Ministère de la défense nationale de la Türkiye

Lire aussi

SEE MORE